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ASHURST

 

LA DISCRIMINATION POSITIVE : plus qu’un paradoxe et moins qu’une réalité

Par Philippe None -Avocat à  la Cour – OMP Ashurst LLP Paris

Introduction :

A une époque où beaucoup de gens souhaitent corriger le présent en revisitant le passé à la lumière des mœurs d’aujourd’hui, l’ambition de cet article est tout autre.

Comment tenter de corriger des trajectoires individuelles futures dans un présent en partie déterminé par un passé mais plus sûrement encore par un déterminisme social toujours actuel nonobstant les progrès réels déjà accomplis ?

La règle de droit en ce qu’elle promeut en particulier l’égalité peut être cet outil correcteur mais la simple interdiction des discriminations ne suffit pas.

Une étape supplémentaire doit être franchie même si c’est à l’aide d’un oxymore -la discrimination positive- qui traduit bien le paradoxe suivant : l’égalité de droit ne suffit pas à garantir une égalité de fait en ne prenant pas en compte notamment les conditions liées au sexe, à la race et plus largement à l’appartenance sociale de la personne.

Après avoir rappelé l’origine de ce concept et son évolution, nous verrons ce que signifie la discrimination positive dans notre droit actuel au travers d’un examen des jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union Européenne et du Conseil Constitutionnel, avant de conclure sur quelques propositions concrètes.

1 Le concept de discrimination positive et son évolution

L’absence de définition juridique (1.1) n’a pas empêché son évolution en partant des Etats-Unis pour arriver en Europe (1.2)

1.1 Aucune définition juridique

L’absence de définition juridique commune et acceptée est inévitablement une source d’incompréhension et de malentendus. En effet, comment mettre en œuvre ce concept si dès le départ on n’en n’a pas la même compréhension ?

Le terme étant une traduction de l’américain « affirmative action » on ne sera pas surpris de trouver d’abord dans ce pays des tentatives de définition.

Ainsi, Benokraitis et Feagin définissent la discrimination positive comme une action volontaire prise à l’initiative du gouvernement, dépassant de loin l’abolition de pratiques discriminatoires drastiques.

D’autres, comme Alan Goldman considère que la discrimination positive représente une série de mesures prises pour éradiquer les vestiges d’une discrimination passée et permettre aux individus les plus qualifiés, quelle que soit leur origine ethnique ou leur sexe, d’accéder à l’emploi et à la promotion sociale convoités.

Enfin, pour la France, Eric Deschavanne y voit une méthode consistant à instituer une inégalité formelle (à rompre avec la norme de l’égalité de traitement des individus), en accordant un traitement préférentiel à une catégorie d’individus en vue de parvenir à une égalité réelle des chances.

Le point commun de ces différentes définitions est cependant de partir du constat que l’égalité en droit ne conduit pas nécessairement à une égalité de fait mais qu’en revanche, même si cela apparait à première vue paradoxal, la mise en œuvre d’une inégalité de droit pourrait établir une égalité de fait.

Attention toutefois, l’égalité de fait suppose une comparabilité des situations : en effet, il n’est nullement discriminatoire de traiter différemment ce qui n’est pas objectivement comparable. L’exemple éclairant est celui de la maternité : un avantage accordé à une femme enceinte n’est pas discriminant pour l’homme dès lors que c’est un état qu’il ne peut physiquement connaître (la situation n’est donc pas comparable). Tout autre est la situation du congé parental où une différence de traitement constitue une discrimination basée sur le sexe qui ne peut être justifiée en tant que telle.

Ainsi, l’exigence d’égalité de fait couvre deux aspects :

  • L’obligation de traiter identiquement des personnes dans des situations comparables; et,
  • L’obligation de traiter différemment mais de manière appropriée, des personnes qui sont dans des situations différentes.

L’objectif de la mise en œuvre d’une politique de discrimination positive sera principalement de couvrir le second aspect; le premier étant censé être traité par les règles de non-discrimination.

1.2 Une évolution des Etats-Unis à l’Europe

Non sans là encore un certain paradoxe, c’est le pays qui après l’abandon de l’esclavage (XIII amendement à la Constitution) et la reconnaissance du principe de l’égale protection des lois (XIV amendement à la Constitution) consacra néanmoins la ségrégation en s’appuyant sur le principe de « séparés mais égaux » qui n’était en réalité qu’un bien faible paravent à une réelle discrimination raciale.

Il faudra attendre les années 60 pour que le mouvement des droits civiques vienne progressivement remettre en cause cette ségrégation en mettant en œuvre des règles de discrimination positive. Pourquoi ce réveil tardif ? Le Président Johnson résuma ainsi la situation : « On ne peut pas rendre sa liberté à un homme qui, pendant des années a été entravé par des chaînes, l’amener sur la ligne de départ d’une course, lui dire qu’il est libre de concourir et prétendre ainsi qu’on est parfaitement juste« .

Ainsi, aux Etats-Unis, la discrimination positive s’est traduite par l’identification raciale et la définition de quotas (la non-discrimination s’appréciant en termes de parité statistique) applicables aux universités, aux administrations fédérales ainsi qu’aux entreprises soumissionnant à des marchés publics. Rien en revanche de similaire pour les entreprises privées ne dépendant pas des commandes publiques sauf naturellement l’interdiction de toute discrimination ethnique, raciale ou religieuse en application du Civil Rights Act de 1964.

Aujourd’hui force est de constater un reflux certain de ce concept de discrimination positive avec comme exemple le refus en novembre dernier par la Californie de réintroduire la discrimination positive en matière d’admission dans les universités. De même, la jurisprudence de la Cour Suprême écarte les quotas rigides et contrôle la proportionnalité de la mesure adoptée à l’intérêt public poursuivi, à savoir la promotion de la diversité.

Ainsi, c’est maintenant en Europe que le traitement préférentiel en faveur d’un individu ou d’un groupe fondé sur la race, le sexe, la couleur ou l’origine est devenu un sujet juridique et politique.

Le droit européen au travers notamment les directives a souhaité promouvoir les discriminations positives tout d’abord dans le cadre de l’égalité homme-femme (voir en particulier l’article 157 paragraphe 4 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne qui dispose que : « pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle, le principe de l’égalité de traitement n’empêche pas un Etat membre de maintenir ou d’adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle ». ) puis depuis l’an 2000 pour remédier aux situations défavorables liées à l’origine ethnique ou la race, la religion, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle.

Toutefois, une telle consécration textuelle n’a pas empêché que sa mise en œuvre soit strictement encadrée par les autorités judiciaires européennes et françaises.

2 Les jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union Européenne et du Conseil Constitutionnel

La Cour de Justice de l’Union Européenne est venue préciser les types de mesure positives admises (2.1) et le Conseil Constitutionnel tout en rappelant qu’il n’existe pas de droit à un traitement différent parce que les situations en cause ne sont pas comparables a cependant validé des lois mettant en œuvre la discrimination positive (2.2).

2.1 La Cour de Justice de l’Union Européenne

La Cour a une interprétation restrictive du concept de discrimination positive : cet instrument doit servir l’objectif qui lui est attribué mais étant dérogatoire au droit commun de l’égalité, il fait l’objet d’un contrôle strict de proportionnalité.

Ainsi, concernant par exemple l’égalité homme-femme en matière professionnelle, la Cour a admis que la mesure doit servir à lutter contre l’exclusion professionnelle et non la rendre plus supportable. En clair, sont admis les systèmes prévoyant une priorité pour les femmes notamment pour leur permettre de se libérer des taches familiales (par exemple une priorité pour l’accès à une garderie subventionnée par l’employeur) mais en revanche la Cour rejette des mesures d’indemnisation des femmes pour le retard causé à leur carrière (par exemple la bonification d’ancienneté d’une année par enfant pour le calcul des droits à la retraite des fonctionnaires).

De même, a été rejetée la mise en place de quotas à l’embauche ou de mesures favorisant une promotion au motif que ces mesures reviennent à imposer à l’employeur le recrutement ou la promotion ce qui irait au-delà du respect de l’égalité des chances mais imposerait une égalité de résultat (arrêt Kalankeen de 1995). Toutefois, le mécanisme de quota a été admis dès lors qu’est préservé le pouvoir décisionnel de l’employeur et qu’il n’impose pas la parité.

En synthèse, la position de la Cour est restrictive considérant que dès lors qu’il existe un principe de non-discrimination dont le non-respect est sanctionné, l’égalité des chances serait assurée sans nécessité de recourir à la discrimination positive.

Compte tenu de l’élargissement du champ de la discrimination positive depuis l’an 2000, il est cependant probable que la jurisprudence de la Cour évolue. Ainsi, en 2019, la Cour n’a pas exclu la possibilité de discrimination en faveur des salariés de religion protestante quant à l’octroi d’un jour férié spécifique mais lui a opposé le principe d’égalité entre les religions.

Faut-il en conclure que chaque religion pourrait réclamer des jours fériés spécifiques ? Quid dans ce cas d’un risque de communautarisme qui est l’un des arguments avancés pour s’opposer à la discrimination positive en particulier en France où le principe de laïcité a été réaffirmé récemment ? Toutefois, force est également de constater qu’en dehors du champ religieux, l’absence d’égalité de fait conduit plus sûrement encore à ce que Jérôme Fourquet appelle l’Archipel français.

Le maintien du statut quo n’est donc plus possible.

2.2 Le Conseil Constitutionnel

Il convient tout d’abord de rappeler que le principe d’égalité a valeur constitutionnelle depuis 1973.

Cela signifie-t-il pour autant que toute loi prévoyant un mécanisme de discrimination positive serait inconstitutionnelle ? La réponse est fort heureusement négative.

Ainsi, le Conseil Constitutionnel se limite au contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation du législateur. De plus, le contrôle est plus rigoureux lorsqu’il s’agir de protéger les libertés publiques.

En conclusion, le législateur peut donc mettre en œuvre des mesures de discrimination positive si cela permet le respect du principe d’égalité (l’inégalité doit viser à rétablir l’égalité). Toutefois, à la différence des Etats-Unis, nous refusons de reconnaître des groupes ou des minorités et en conséquence, les mesures doivent viser des individus en fonction de leur situation particulière mais non en vertu de leur communauté d’appartenance.

Pourtant, cela n’a pas empêché notamment la mise en œuvre de la parité hommes et femmes en matière électorale ; certains y voyant non pas une discrimination positive mais la mise en œuvre d’une exigence constitutionnelle de parité résultant de la loi constitutionnelle du 8 juillet 1999 complétée le 23 juillet 2008. Comme Monsieur Jourdain de la poésie, on ferait de la discrimination positive sans le savoir…

Il existe ainsi de nombreux exemples de discriminations positives : loi sur l’emploi des handicapés, les contrats aidés pour les précaires, les ZEP etc.… mais pour l’instant on refuse d’aller plus loin en mettant en place, à l’image des Etats-Unis dans les années 1960, des quotas en particulier pour l’accès à l’éducation supérieure ou à certaines fonctions.

Conclusion :

Bousculé par la crise sanitaire et les questions autour de la laïcité, de l’intégration et du séparatisme, le modèle français de l’intégration est bien en crise.

Les solutions proposées tant au niveau français qu’au niveau européen ont encore beaucoup de mal à rompre avec ce qui a été érigé en principe universel -l’égalité des droits- mais qui est aujourd’hui le plus souvent un dogme permettant le maintien des situations acquises et l’aggravation des inégalités de fait en refusant de les corriger au principe que cela créerait une inégalité de droit. On fait ainsi trop souvent triompher le principe « confortable » sur la réalité « inconfortable ».

Aujourd’hui, comme l’a souligné Françoise Clary, la route empruntée concernant la mise en œuvre de mesures dites de discrimination positive est celle dite de protection : on vise à ce que tout candidat à un emploi, une formation, une fonction, quelle que soit son origine, son sexe etc.… se voit accorder une attention égale. Selon nous, il ne s’agit pas de discrimination positive mais seulement d’un renforcement des mesures de non-discrimination en pensant que cela suffira à neutraliser les préjugés alors même que l’une des dimensions de la discrimination la plus visible aujourd’hui se rattache aux conditions sociologiques (l’appartenance sociale – voir par exemple le mouvement des gilets jaunes et le peuple dit des ronds-points) qui viennent ou non se cumuler avec d’autres critères liés à la race, le sexe etc.…

Si l’on veut dépasser ce stade tout en évitant les critiques les plus fréquentes à l’encontre de la discrimination positive qui ont conduit à son reflux aux Etats-Unis (voir notamment la référence à l’homme blanc pauvre qui n’a droit à rien car ne faisant partie d’aucune minorité bien que sa situation personnelle devrait lui ouvrir un accès privilégié à certains droits), il convient de s’interroger sur l’opportunité de la mise en place d’une discrimination positive dite préférentielle en s’accordant sur les critères déterminants qui ne doivent plus être limités à la race ou au sexe mais qui doivent s’attacher à l’individu.

Ainsi, le fondement de la discrimination positive serait non pas tant de compenser des injustices d’un temps ancien que de prendre en compte la situation sociale actuelle d’un individu/groupe que celle-ci résulte ou non de ses caractéristiques raciales ou sexuelles afin de mettre un terme au traitement identique de situations différentes. Autrement dit, même à compétence inférieure au départ, la préférence serait donnée à la personne/groupe identifié comme étant dans une situation différente ne lui permettant pas de concrétiser l’égalité de droits que l’on vante.

Naturellement, une fois le poste, la fonction, la formation, obtenu, il s’agira également par des outils appropriés de former la personne dont le déficit initial peut être comblé. L’exemple de Sciences Po en matière éducative est à cet égard très éclairant : il ne s’agit pas de donner accès à tous les candidats de ZEP mais d’adapter les critères de sélection pour tenir compte de leur situation sociale sachant qu’une fois intégré une éventuelle « mise à niveau » leur sera également proposée.

On pourrait selon nous aller plus loin en particulier en matière d’éducation supérieure en prévoyant des quotas sans que le risque de créer un communautarisme soit plus grand que celui créé aujourd’hui par la ségrégation sociale. Ainsi, chaque établissement serait libre de définir ses critères de sélection mais X% devrait être des femmes, Y% des élèves de ZEP etc.…

Toutefois, une politique de discrimination positive doit s’inscrire dans un temps limité. Elle doit s’atténuer/cesser dès lors que les personnes visées retrouvent une place dans la société correspondant à leur démographie et permettre ainsi une nouvelle répartition des rôles sociaux. A défaut, on créera une rigidité sociale qui finira par se retourner contre ceux que l’on a voulu promouvoir.

Au final, il nous appartient de dépasser nos débats en corrigeant la situation actuelle qui est le véritable paradoxe, puisqu’elle conforte une inégalité de fait nonobstant toutes les mesures sociales prises (quid du « pognon de dingue » et « quoi qu’il en coûte » ?), en faisant pour un temps de la discrimination positive une réalité.

 

Bibliographie:

1- L ‘affirmative action aux Etats-Unis

  1. 50 Years of Affirmative Action : What Went Right, and What It Got Wrong — (NYT, 30 mars 2019)
  2. Mythes et réalités de « l’Affirmative Action » aux Etats-Unis, par Joe R. Feagin, Mona de Pracontal dans Hommes et Migrations n°1245, septembre-octobre 2003, France-USA : agir contre la discrimination. I — Philosophies et politiques
  3. What does affirmative action do ? par Harry J. Holzer et David Neumark dans Industrial and Labor Relations Review, Vol. 53 No. 2 (January 2000) — Cornell University

2 – Discrimination positive et étude sociale

  1. Discrimination positive : la controverse intellectuelle, par Françoise Clary, dans Revue Française d’Etudes Américaines, n°81, juin 1999
  2. Utilité sociale des représentations intergroupes de sexe. Domination masculine, contexte professionnel et discrimination positive, par Pascal Moliner, Fabio Lorenzi-Cioldi, Elise Vinet dans Presse universitaires de Liège — Les cahiers internationaux de psychologie sociale (2009)
  3. Contre la discrimination positive, La liberté insupportable, par Alain-Gérard Slama, dans Le Seuil — Pouvoir (2004)
  4. Discrimination ordinaire/discrimination positive, Quelle place pour la différence ?, par Jean-Michel Belorgey, dans ERES, VST— Vie sociale et traitements, revue des CEMEA, 2007/3 n°95
  5. Discrimination positive et passions égalitaires, par Khalid Hamdani, dans Raison présente, n°152, 4e trimestre 2004

3 – Discrimination positive et droit français

  1. Principes généraux du droit — L’égalité en matière sociale dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel : mythe ou réalité ?, Etude par Michel Boudjemai, Droit Administratif, n°4 avril 2016, étude 8
  2. Le féminisme et les principes constitutionnels, par Anne Marie Le Pourhiet dans Constitutions 2019 (Dalloz)
  3. Discrimination — Etat de santé, handicap et discrimination en droit du travail, Etude par Franck Héas, La Semaine Juridique Social, n°24, 14 juin 2011, 1279

4 – Discrimination positive et droit de l’Union Européenne

  1. La discrimination positive en droit de l’Union Européenne, par Joël Cavallini, dans La Semaine Juridique — Edition Sociale, n°10, 8 mars 2019

Les discriminations positives en droit américain et en droit de l’Union Européenne, par François Vergne, dans Semaine Sociale Lamy, n°1256, 10 avril 2006